Jusqu’à présent Elodie avait réussi à faire illusion : au salon où elle est coiffeuse, devant ses amoureux… Mais aujourd’hui, lasse des ruses incessantes dont elle use pour cacher son illettrisme, elle a décidé de l’affronter pour commencer une nouvelle vie.

"Je ne suis pas commes les autres"

Difficile d’expliquer pourquoi, bien que française, je n’ai jamais réussi à apprendre à lire ni à écrire. Enfant, déjà, à Rennes, je n’aimais pas l’école. Le matin, je ne voulais pas y aller. Je n’arrivais pas à suivre et j’avais du mal à me concentrer, pensant plus à ce qu’il se passait à la maison qu’à faire mes devoirs et à apprendre mes leçons. Ce n’était pas le cas de mes sœurs. J’avais 1 an lorsque ma mère s’est choisi un nouveau compagnon. Elle était victime de violences conjugales, ce qui me perturbait beaucoup et compliquait mes relations avec elle… Mais je ne lui jette pas la pierre. Elle a fait son possible pour nous élever au mieux. Et j’ai sans doute ma propre part de responsabilité dans mon échec scolaire. 

Très vite j’ai pris conscience de mon décrochage et commencé à me dire : "Je ne suis pas comme les autres." Ainsi, je ne me sentais pas capable d’aller au tableau. Pour que les instits ne me repèrent pas, je baissais tout le temps la tête. Dans les regards, les remarques d’autres élèves, je ressentais de la pitié et du mépris : "Elle est bête ou quoi ?" Les professeurs m’ont orientée dans une classe pour élèves en difficulté, où je suis restée jusqu’en troisième. Là, je me sentais mieux, je n’avais pas honte de moi, car tout le monde avait de graves lacunes en lecture et écriture.

Mais il fallait penser à mon avenir. Comme j’aimais bien coiffer mes copines et mes poupées, j’ai décidé de préparer un CAP de coiffeuse. L’école était à Paris et j’ai débarqué chez une tante qui vit en banlieue. Au début, pour les gares, c’était la galère. Mais j’ai toujours trouvé des stratégies pour me faciliter la vie. Ainsi, une de mes sœurs m’avait écrit le nom des stations de mon train de banlieue. Je comparais les formes des lettres de mon papier avec celles de la station, et avec le temps, je ne me trompais plus.

A deux reprises, ma tante a cherché des professeurs qui, en cours du soir, pourraient me mettre à niveau. Deux échecs. J’avais accumulé trop de retard pour mon âge. Il aurait fallu tout reprendre à zéro. Ces enseignants n’étaient pas capables d’aider efficacement une élève en grande difficulté.

"Rattrapée par l’illettrisme"

J’ai pourtant tenté de passer mon CAP, toujours sans savoir écrire, avec au programme français, maths, chimie… des matières où il faut apprendre les cours par coeur. Comment ai-je fait ? Sans trop de crainte, bizarrement. Car quand on passe un examen, même avec vingt autres élèves, on est seul face à sa feuille blanche. Personne n’a la possibilité de découvrir votre handicap. Le professeur qui corrige votre copie ne vous connaît pas. Cet anonymat protège et m’a aidée à surmonter l’épreuve…

J’ai tenté d’aligner des mots appris par cœur, dans les différentes matières, avec l’aide de mes sœurs qui me soutenaient à fond. Evidemment, j’ai échoué. Par chance, dans la coiffure on peut travailler même si on a raté son CAP. A 18 ans, je suis entrée dans un salon, car je suis douée pour la coiffure, que j’aime par-dessus tout. Mais, évidemment, j’ai vite été rattrapée par l’illettrisme, car même en stage, on ne se borne pas à faire des shampoings et des brushings. Il fallait noter toutes les coiffures réalisées dans la journée : "coupe asymétrique", "carré plongeant"… Là encore, comme pour le train de banlieue, j’avais des astuces pour m’en sortir. Je les trouvais dans nos revues professionnelles, et je m’installais dans un coin pour recopier les noms discrètement.

Pour prendre les rendez-vous des habituées sur nos petits carnets, je tape en douce, sur la caisse, les trois premières lettres de leur nom, et le nom entier de la cliente apparaît. Je n’ai plus qu’à recopier. Mais évidemment, je reste incapable de remplir un formulaire administratif, de lire un programme de cinéma. Et dès que je sors avec un homme, je me sens vraiment complexée. J’ai tout de suite coupé court à une relation avec un garçon lorsqu’il s’est moqué de mes SMS : "Mais tu ne sais pas écrire en français !" Ben oui, pour bien utiliser les correcteurs orthographiques, il faut déjà savoir écrire… J’ai une adresse e-mail dont je ne me sers jamais. Pour une illettrée, tout est compliqué.

"Jai terriblement peur du jugement des autres"

Quand un amoureux m’invite au restaurant, je fais semblant de regarder la carte, et je dis : "Qu’est-ce que tu prends, toi ? Ah oui, très bien. La même chose !" Et s’il attend poliment que je commande, je minaude : "Tu me lis la carte ? Je suis myope et j’ai oublié mes lunettes…" En ce moment, j’angoisse car, pour la première fois, je vais partir en vacances à l’étranger avec un petit ami. Nous allons prendre l’avion ensemble, et je ne lui ai pas dit mon secret. Lire le tableau des départs, la carte d’embarquement, compléter le formulaire à l’hôtel… Ça ne va pas être simple.

Les embrouilles ont d’ailleurs commencé quand il m’a annoncé qu’il voulait partir avec moi en Islande. J’avais déjà fait ma réservation avec l’aide de ma sœur. Je lui ai dit : "Pas de souci, tu appelles le tour-opérateur pour qu’ils nous mettent dans la même chambre. – Mais non, tu peux de le faire." A nouveau, c’est donc ma sœur qui a rédigé et envoyé l’e-mail à ma place.

Je compte sur son ouverture d’esprit quand je lui dirai mon secret. Mais comment réagira-t-il ? Avec tact ou mépris ? Lorsque, dans une soirée, je vois des gens rigoler en se montrant des SMS bourrés de fautes, j’ai envie de leur crier qu’on peut écrire mal mais être intelligent. Une fois au courant (à moins qu’il s’en soit déjà aperçu et n’ait rien dit, par délicatesse), ce garçon changera peut-être totalement son regard sur moi. Il pensera que, ne sachant pas lire, je suis limitée, qu’il va vite s’ennuyer. Ou alors je lui ferai pitié… Quelle horreur ! J’ai terriblement peur du jugement des autres. Du coup, j’ai tendance à fuir les nouvelles têtes, à ne pas faire attention à ce qu’il se passe autour de moi, sauf avec mes proches, pour éviter d’attirer l’attention. Oui, exactement comme à l’école !

Quand, avec des copines ou des collègues, une d’entre elles me pousse du coude : "Tu as vu comme il t’a regardée, le beau gosse ? Tu as une touche, là", je me renferme tout de suite. S’il savait… Les seuls moments où je me sens libre, épanouie, moi-même, c’est avec mes sœurs, qui ne me jugent pas. Le temps passe et je vois mes amis qui fondent des familles, qui évoluent professionnellement, alors que je stagne. Mais moi aussi j’ai envie de progresser, de transmettre mon savoir-faire à d’autres. J’ai essayé de voir une orthophoniste, mais avec elle j’avais l’impression d’être une fillette de 3 ans, de revenir aux b a ba des enfants.

"Renouer avec la lecture et l’écriture"

Puis, un jour, un ami m’a parlé d’une association, "Savoirs pour réussir", qui aide de jeunes adultes à renouer avec la lecture, l’écriture et la culture générale, dans le 20e arrondissement, à Paris. Ce qui m’a le plus motivée pour téléphoner, c’est l’idée qu’un jour j’aurai des enfants. Il faudra alors que je leur donne tous les moyens pour réussir à l’école. Ça veut dire regarder le cahier de textes, lire les copies et les remarques des professeurs, écrire des mots d’excuses sans fautes, et puis lire des histoires le soir… Apprendre à lire et écrire, c’était, dans mon esprit, être officiellement étiquetée "illettrée", à mon âge, et sans l’excuse d’être étrangère. J’ai donc mis mon amour-propre de côté et fait le point sur mes lacunes et mes blocages.

Si le texte est simple et ne comporte que des mots appartenant à mon vocabulaire quotidien, je peux en comprendre le sens global. Mais je reste incapable de lire à haute voix devant quelqu’un. Et si je n’arrive pas à écrire un mot, je stresse, j’essaie d’aller au plus vite, et la phrase devient n’importe quoi. Danièle, la bénévole qui me suit, me fait progresser pas à pas. Je souligne les mots que je ne connais pas, et je les cherche dans le dictionnaire.

Déjà, au salon, ça me change la vie, car je coiffe parfois des gens très cultivés, des écrivains. Il faut que je me mette à leur portée. Je suis fière de moi car, en trois jours, j’ai réussi à finir un petit livre de Stéphanie Claverie : "Une famille en noir et blanc". Ça parle d’un couple qui adopte un bébé noir. Une histoire autour des préjugés. Je me sens mieux. J’ai l’impression d’avoir enfin pris ma vie en main. Et quand je serai vraiment sûre de moi, je pourrai révéler mon secret, notamment à celles et ceux qui partagent la même honte, pour leur dire : "Vous voyez, l’illettrisme, ça pourrit la vie, mais ça se répare aussi."

Par Corine Goldberger
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