AEF info : Quel bilan faites-vous des actions menées en 2018 dans le cadre de la lutte contre l’illettrisme ?

Thierry Lepaon : Il faut admettre que le bilan est nuancé. Il y a cependant plusieurs motifs de satisfaction, comme une prise de conscience qui progresse dans les entreprises, que je constate dans mes rencontres avec ces dernières ou le Medef. Du côté des régions et du monde associatif, l’évolution est également notable, même si dans les associations les financements sont de plus en plus contraints pour mener leurs actions. Nous pouvons nous réjouir également du lancement du PIC sur ce point.

En revanche, ce qui est plus compliqué, c’est quand on regarde l’évolution des chiffres. Ainsi, lors des Journées défense et citoyenneté, 10 % des jeunes sont détectés en difficulté avec la lecture et la moitié d’entre eux est en situation d’illettrisme. Par ailleurs, près de 4,5 millions d’adultes ont des difficultés graves ou fortes avec les savoirs de base, ce qui représente 11 % d’entre eux.

AEF info : Y a-t-il d’autres sujets d’inquiétude sur ces questions ?

Thierry Lepaon : L’autre sujet de préoccupation porte sur les questions liées à l’illectronisme, qui progresse avec l’arrivée de l’informatique sur les postes de travail. C’est un problème majeur et croissant, car les démarches administratives sont de plus en plus dématérialisées. Près de 13 millions de personnes ne savent pas envoyer un mail, cela pose un problème majeur d’accès aux services publics. L’illectronisme c’est un peu l’analphabétisme du XXIe siècle. Selon le dernier rapport du Défenseur des droits, en 2017, 12 % de la population âgée de 12 ans et plus, soit près de 7 millions de personnes, ne se connectent jamais à internet. Un tiers des Français s’estiment peu ou pas compétents pour utiliser un ordinateur, soit 18 millions de personnes.

AEF info : Comment le PIC (plan d’investissement dans les compétences) prend en compte cette question de l’illettrisme ?

Thierry Lepaon : Il faut souligner avant toute chose que le PIC est un effort sans précédent en matière de formation professionnelle. Ce plan est étalé sur 5 ans avec 15 milliards d’euros. Nous nous sommes mobilisés avec le soutien du ministère du Travail pour qu’il s’adresse aussi à nos publics, et il comporte un volet important pour lutter contre l’illettrisme, avec des crédits conséquents. Ce plan prévoit de permettre à tous d’acquérir les compétences de base dans sa vie citoyenne et professionnelle, en intégrant notamment dans les pactes régionaux des programmes de lutte contre l’illettrisme.

Je m’en réjouis, car cela nous permet de dire qu’un des axes forts du PIC concerne les publics en difficulté. Toutefois, il faut rester vigilant sur ses conditions de mise en œuvre dans les territoires. C’est pourquoi je vais sur le terrain rencontrer les acteurs comme les CRIA (Centres de ressources illettrisme et analphabétisme), pour m’assurer de l’effectivité et de l’efficacité des politiques menées.

AEF info : La délégation interministérielle à la langue française pour la cohésion sociale vient de publier son rapport, qu’elles en sont les grandes lignes ?

Thierry Lepaon : Nous travaillons auprès du Premier ministre pour apporter un concours particulier à la mise en œuvre des politiques pour acquérir les savoirs de base, dont la langue française. Notre délégation veille et contribue à la prise en compte de ces questions dans les grands chantiers ouverts par le gouvernement. Cela a été le cas dans le cadre des politiques de la ville et de l’intégration à travers le rapport Borloo [sur les banlieues] ou celui du député Aurélien Taché, mais aussi dans l’élaboration du PIC, ou encore dans la conception de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Nous travaillons aussi dans le cadre de la mise en place du SNU (service national universel).

Nous essayons de peser sur les décisions qui concernent notre champ d’action. C’était le cas également lors des Assises des Outre-mer, pour tenter de définir une politique linguistique adaptée aux problématiques propres à ces territoires. Nous intervenons aussi auprès des différentes assemblées, de structures comme le Cese ou en région les Ceser. Nous sommes aussi sollicités par les grands médias pour sensibiliser les citoyens.

AEF info : Le GIP ANLCI devrait bénéficier d’une nouvelle convention constitutive, qu’elles sont vos préconisations pour son évolution ?

Thierry Lepaon : Elle devrait effectivement bénéficier d’une nouvelle convention constitutive, qui comportera des évolutions statutaires souhaitées par le ministère du Travail. Ces recommandations que je porte sont issues également du rapport que j’ai remis au Premier ministre en novembre 2016, et elles rejoignent les préconisations émises par la Cour des comptes la même année. Il s’agit notamment d’élargir le périmètre d’intervention de l’agence à toutes les victimes de l’illettrisme et de l’illectronisme, de rénover la gouvernance grâce à la création de plusieurs collèges au sein de l’assemblée générale et d’un bureau et de repenser l’organisation territoriale de l’agence.

Dans son audit de 2016, la Cour des comptes avait déjà pointé ce problème de gouvernance un peu "autarcique", en soulignant notamment que l’assemblée générale du [GIP] n’apparaissait, à l’époque, à ses membres "que comme une chambre d’enregistrement" d’orientations arbitrées et prises en amont par la direction de l’ANLCI.

AEF info : La pérennité de l’ANLCI est-elle aujourd’hui garantie ?

Thierry Lepaon : Le principe du renouvellement est acquis, ce dont je me félicite. Il reste des incertitudes quant à la durée. Contrairement à ce qui a été annoncé de manière un peu rapide, le ministère du Travail a évoqué un renouvellement de cinq ans lors de l’Assemblée générale du 12 décembre et non pas 10 ans (lire sur AEF info). Ces évolutions ne font pas l’unanimité et se heurtent à certaines résistances.

Si je prends l’exemple du nécessaire élargissement des missions et des publics de l’Agence, certaines personnes dont Hervé Fernandez, le directeur de l’ANLCI, souhaiteraient en fait exclure les publics non scolarisés en France, même s’il s’agit d’adultes de nationalité française en difficulté avec les savoirs de base, qui résident en France depuis plus de 20 ans. Elles agitent régulièrement ce hochet idéologique, mais c’est un combat d’arrière-garde et je note d’ailleurs que, dans les statuts de l’agence, il est bien indiqué qu’elle doit "favoriser l’accès de tous aux compétences de base". Dans une période de fracture sociale et linguistique, c’est dangereux d’opposer les citoyens français entre ceux qui ont été scolarisés en France et les autres, même si chaque public suppose des pédagogies différenciées.

AEF info : Quels liens entretiennent l’ANLCI et la Délégation interministérielle à la langue française pour la cohésion sociale ?

Thierry Lepaon : Sur le plan juridique, le délégué interministériel a clairement pour mission de coordonner les actions de l’ANLCI, c’est pourquoi le ministre du Travail m’a nommé également président de l’ANLCI. Il y a nécessairement un lien étroit entre ces deux fonctions. En pratique, les choses sont un peu plus compliquées, car tout le monde ne fait pas la même lecture des textes, et la direction de cette agence a fonctionné de manière un peu autarcique depuis une vingtaine d’années, même si les choses sont en train d’évoluer.